
Michel Lussault, géographe
On observe depuis quelques années un intérêt de plus en plus grand sur la dimension géographique de l’acte éducatif. Des travaux précurseurs et originaux avaient déjà insisté sur le fait que l’expérience d’un lieu et d’un milieu pouvait en elle-même apporter des connaissances, des capacités, des compétences et même faciliter des attitudes et des aptitudes. Mais ces travaux restaient très singuliers et même en marge, tant en terme de public visé que de démarches (on songe à ceux de Fernand Deligny). Désormais, on aborde de manière plus systématique la relation constructrice d’un individu aux espaces sociaux dans lequel il s’inscrit et à la possibilité pour l’institution scolaire de s’emparer de cette relation. Cette intervention tentera de présenter quelques pistes de travail sur ce que l’approche par les « territoires apprenants » et les territorialités pourrait apporter d’éléments de renouveau à la réflexion sur l’éducation.
Professeur à l’ENS de Lyon, directeur de l’école urbaine de Lyon, ancien président du Conseil supérieur des programmes, Michel Lussault, spécialiste de géographie urbaine, interroge dans ses travaux la mondialisation et la création de nouveaux espaces urbains, qu’il qualifie d’« hyper-lieux ».




Propos d'ouverture
par Jean-Luc CAZAILLON.
Le titre de la conférence me semblait assez énigmatique, sans doute parce que je ne savais pas ce qu’il en était des spatialités et que je n’ai point l’âme d’une géographe, qu’est-ce que Michel Lussault m’apprend ? En quoi un géographe peut-il nous intéresser en éducation nouvelle ?
1- Michel Lussault annonce la couleur l’entrée de jeu. Il ne révolutionnera pas la pensée, Michel Foucault, et son dispositif disciplinaire l’a déjà fait avant lui, pensant l’école comme un appareil à former les corps et les esprits. L’héritage de la caserne sur laquelle l’école s’est construite était centré sur une instance de normalisation, renvoyant à la règle de droit. L’éducation nouvelle est centrée sur une autre approche, avec une dimension expérimentale des apprentissages. L’un de ces militants est d’ailleurs allé assez loin sur cette question : réfléchissant à la mise en place d’une société sans école. Il est donc possible d’émettre des critiques, et de questionner les espaces sociaux, même les grandes institutions. D’ailleurs, de nombreux mouvements d’éducation populaire ont développé en ce sens des approches différenciées des territoires de l’école.
2- Les acteurs d’éducation prioritaire l’ont depuis longtemps compris, l’analyse des territoires est constitutive de leur fonctionnement. Selon Michel Lussault, absolument toutes les écoles, absolument tous les établissements devraient relever de ce dispositif prioritaire, puisqu’il permet de développer des capacités d’innovation, dans des contextes géographiques et sociaux différents. Ce ne devrait pas être une simple variable économique. Nous, militant, pourrions-nous être un levier de ce changement ?
3- L’espace des individus est singulier. Comment prendre en compte les espaces de vie d’humains sur les apprentissages ? Il n’y a pas de pensée géographique sans humain. Qu’en est-il de la dimension spatiale humaine ? De la justice sociale ? Il faut partir de l’existence humaine, comprendre qu’il n’y a pas d’humain sans dimension sociale. George Perec écrit dans Espèces d’espaces : « Vivre c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. » Cela permet sans doute d’appréhender plus finement ce à quoi correspond la spatialité. Nous existons en tant qu’être humain, parce que nous sommes des êtres spatiaux. Cette pensée est complexe parce que Michel Lussault introduit ici une pensée radicalement différente de celle de notre monde occidental, où il est question d’Histoire. L’homme est pensé au regard de son temps, très peu par rapport à son espace. Pour autant, l’homme est bel et bien un être pour l’espace et par l’espace. Le corps est traversé par le monde, autant que le monde est traversé par l’humain. Dès lors, l’éducation ne peut pas éluder ce qui est en jeu dans l’existence d’un individu, sinon elle ne garantit pas à la personne d’être existant. Cette dimension spatiale doit être prise en compte dans l’éducation.
4- L’environnement ne devrait pas être réfléchi en termes de service rendu. L’environnement c’est ce qui nous permet d’exister. Il faut résister à la dérive serviciel de notre environnement.
5- L’expérience est vectrice d’acquisition de compétences. Nous ne sommes pas un cerveau dans un bocal, notre relation à l’espace de vie fait tenir notre expérience. Et cette expérience se nourrit de l’environnement, qui n’est pas sans raison. Qu’est-ce que la dimension spatiale de l’expérience apprend à l’individu ? Qu’est-ce qu’on doit en faire dans l’acte éducatif ? Tirer de l’expérience, des apprentissages, c’est ici la définition radicale de l’apprentissage tout au long de la vie, puisqu’apprendre ici, c’est vivre. Que fait l’école de cette expérience ? Rien. Il y a une cécité de l’apprentissage formel au niveau de l’expérience des enfants.
6- Pour habiter mon corps et mon esprit, je pars de l’expérience la plus élémentaire dans mon milieu de vie, et je construis des compétences géographiques que je vais pouvoir coder en savoir faire par la suite. J’habite un lieu, comme je m’habite. C’est un jeu de position en relation quand même avec mon temps. Dans une salle d’université par exemple, là où je vais m’asseoir, à côté de qui, si l’expérience de cette heure-là, de ce cours-ci est riche ? Le couple expérience/spatialité est important à comprendre. Si on réfléchit l’école avec cette grille de lecture, on se rend vite compte que c’est une boîte noire, cela fait bien longtemps qu’on ne la questionne plus. Aujourd’hui ce qui est questionné en matière de spatialité, il est plutôt question de m2 à chauffer, et d’infrastructures à gérer. Qu’est-ce qu’il en est de l’école comme espace, comme expérience de spatialité, d’apprentissages ? Ne pourrait-on pas permettre à la salle de classe d’être par essence une compétence ? En cours de géographie ou de maths, on acquiert des compétences en géographie et en maths, mais on acquiert aussi des compétences de ce qu’est l’expérience d’une salle de classe. Qu’est-ce qu’on en fait de cet apprentissage ? Pratiquement rien. On ne discute pas de l’expérience de l’espace et de la spatialité de la classe, qui raconte pourtant tellement d’histoires : ce qu’il se passe hors la classe, la lutte des places dans la société des paires, la manière des individus de trouver leur place au sein de ce même groupe de pairs, la sensibilité aux circulations de pouvoir (dont les enfants sont très sensibles). Il y a une réelle perméabilité entre ce qu’il se passe hors la classe et dans la classe pour les adultes, ces frontières n’existent pas dans le monde de l’enfance et de l’adolescence.
7- Tout dispositif spatial est chargé d’idéalité. Pour autant un espace de vie de toute éternité ça n’existe pas : la France n’a pas toujours été ce qu’elle a été. Le faire avec ce dispositif est propre à chacun, codé par des normes et des valeurs.
8- En plus, contrairement à ce qu’on nous raconte au quotidien, les groupes de pairs n’existent pas, il s’agit de groupes de rivalités de pouvoir. Aucune spatialité n’est allégée des enjeux de pouvoir, même l’idée d’un groupe de paire est une idée fausse. Un groupe de situations d’isonomie ça n’existe pas. Tous les groupes humains sont marqués par des relations de pouvoir. C’est précieux et très embarrassant de considérer cela.
9 – Enfin, il y a une dimension spatiale aux questions de justices et d’injustices. Si on prend la carte scolaire, il y a une affectation en fonction des adresses, et si on analyse l’espace, on prend vite conscience d’où se situent les groupes pauvres et les groupes riches ? L’espace est déjà vecteur d’injustices. Et l’adresse marquant l’affectation scolaire, marque ainsi la personne, qui porte une marque de dévalorisation quoi qu’elle fasse. Avant même que la personne en dise quoi que ce soit, la machine du stigmate est en route. On entend dire « Il s’en est sorti » « De quoi il s’en est sorti ? De son adresse ? De sa position sociale ? De sa culture ? La société française est très inégalitaire, sur cette question des spatialités, et les pronostiques scolaires, deviennent ainsi des prophéties autoréalisatrices. On entend encore dire : “Dans cette cohorte-là, sur les 30, 5 iront en seconde”, voilà comment s’enclenche la prophétie. Et de ce fait, les acteurs de l’éducation nouvelle ont un rôle particulier à jouer pour plaider sur ce rôle des spatialités.
Chloé Cnl