
Le discours entrepreneurial a envahi la sphère éducative, parfois en détournant le sens de certains mots qui pourraient être utilisés par l’éducation autour de l’épanouissement de l’enfant, de la liberté par rapport à des normes rigides, de l’innovation, l’encouragement aux projets, etc. Comment en quelque sorte reconquérir ce vocabulaire et l’arracher à un discours axé sur la réussite individuelle ? Comment faire pour que la nécessaire critique de l’école traditionnelle ne soit pas récupérée par une pensée ultra-libérale aux antipodes de notre projet politique fondé sur l’émancipation de chacun et de tous ?
Avec Luc Carton, militant associatif – Yannick Mével, CRAP – Morgane Peroche, FICEMEA
Propos de Morgane Péroche
Privatisation de l’éducation : intervention d’acteurs privés et désengagement des autorités publiques (nationales ou déconcentrées). Cette privatisation peut relever du secteur marchand ou non marchand (écoles à buts non lucratifs par exemple).
Marchandisation de l’éducation : le fait de transformer l’éducation en tant que bien publicen bien marchand, ce qui implique non seulement que l’éducation dispensée doit être source de profits, mais aussi qu’elle réponde aux lois du marché (concurrence, monopole…) ce qui implique une remise en cause du principe de gratuité et d’égalité.
Source : Marie France Lange, sociologue (2017)
Éléments de contexte et de tensions :
La légitimité du rôle du privé dans le droit international. Synthèse macro : à échelle internationale, légitimité du rôle du privé via de nombreux textes :
• Déclaration de Jomtien, 1990 « Elargir les collaborations existantes et instaurer une concertation entre de nouveaux partenaires : organismes familiaux, communautaires, ONG, associations volontaires, syndicats d’enseignants, groupes professionnels, employeurs, médias, partis politiques, coopératives, universités, instituts de recherche, organismes religieux ». Il n’ y a pas de limitation de l’acteur privé, basé sur le principe de construction collective. Mais quel impact ?
• Constitution de la République de l’Ouganda Article 30 « Toute personne a droit à l’éducation »
Article 167 « Commission du Service Education », qui est un service public de l’État Cette commission est en lien avec le gouvernement et applique les politiques éducatives du gouvernement. Dans la constitution ougandaise il n’y a pas de mention du rôle du privé en ce qui concerne l’éducation. En mars 2018, la Haute Cour de l’Ouganda a rejeté la demande de la chaîne éducative « Bridge International Academies » de suspendre l’ordre du ministère de l’éducation de fermer les écoles non agrées. L’éducation, pensée comme facteur de croissance économique
– Sommet de Lisbonne en 2000 et le texte de la Commission Européenne « L’éducation doit aider l’Europe à devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale » Vers une dynamique libérale : mêler les termes d’éducation et de compétitivité. En opposition avec les principes de l’ Éducation Nouvelle et l’émancipation individuelle, pas de sujet politique.
La théorie de l’économie de la connaissance :
– Basée sur modèle économique de Robert Solow, puis théorie du capital humain (G. Becker)
– Idriss Aberkane, théoricien de l’économie de la connaissance : rendements croissants de la connaissance (citation de Thomas Jefferson : « Celui qui reçoit une idée de moi reçoit un savoir sans diminuer le mien, tout comme celui qui allume sa bougie à la mienne reçoit la lumière sans me plonger dans la pénombre »). La connaissance est donc immatérielle et un bien public non rival, générateur d’externalités positives. (À l’inverse d’un billet de 20 euros : si je vous donne 20 euros, je ne les ai plus). Illustration propos des barrières aux savoirs : revues universitaires (ELSEVIER, Springer Nature, Willey Blackwells…) où l’on marchande les études universitaires des chercheurs et chercheuses. La connaissance doit être partagée pour évoluer, et servir le bien commun.
Mais quelles différences entre économie de la connaissance et Éducation Nouvelle ? Les finalités. Idriss Aberkane promeut la « neuro-ergonomie », l’idée de faire fonctionner son cerveau efficacement : méthodes actives selon lui et s’appuie sur les innovations « pédagogiques » de Celine Alvarez, et Xavier Niel (École 42). Objectif de résultat : plus compétitif, répondre à la demande des entreprises en « pénuries de talents » : croissance infinie.
=>INSTRUMENTALISATION (Marchandisation des savoirs)
Marchander les savoirs par la marchandisation de l’éducation, de la culture, de l’accès aux médias…
La marchandisation de l’éducation n’est pas seulement une logique de financement de l’éducation, mais une conception : logique consumériste
Principe de diversité culturelle : pas de représentation de la démocratie culturelle (dans les politiques culturelles) promue par la Ficemea (acteur et actrice de la culture et pas seulement consommatrice).
L’ouverture au monde, l’inter-culturalité, les échanges , la remise en question tous ces éléments qui fondent les connaissances des individus pour former l’esprit critique (Education Nouvelle) opposé à la notion de formatage « Avoir l’esprit critique c’est vouloir comprendre avant d’accepter, pouvoir juger pour choisir » (Manifeste de Pontigny, 1937).
LES PROPOSITIONS
À échelle internationale, les positionnements de la FICEMEA
Pas contre la privatisation, nous sommes des acteurs privés mais volonté de lutter contre le désengagement des États, partenariat et recommandations entre la société civile et l’État. Lors du séminaire international de la FICEMEA en 2014, accord sur 6 positionnements de la FICEMEA concernant la marchandisation de l’éducation :
Réaffirmation des textes internationaux
Lutter contre désengagement états et soutenir les services publics pour la gratuité de l’ enseignement
Rôle régulateur de l’État (justice sociale)
Reconnaissance de la société civile
Place des différents acteurs éducatifs (présence des différents éducateurs et éducatrices : parents, enseignant.es, animateurs et animatrices…)
Émancipation des personnes et pratiques collectives.
Les actions de la FICEMEA
Actions internationales de plaidoyer politique, création du réseau francophone contre la marchandisation de l’éducation, déclaration d’Antananarivo (2016) « Prendre des mesures pour promouvoir des dispositifs institutionnels efficaces de régulation des acteurs privés de l’éducation, afin de garantir la qualité et l’équité des services éducatifs »
Octobre 2019 : Lettre ouverte à la Banque Mondiale contre le financement des acteurs marchands 173 organisations de la société civile, coalitions nationales et syndicats pour l’éducation, basées dans 63 pays différents. Remise à David Malpass (Président du Groupe de la Banque Mondiale).
Sommet de la Francophonie à Tunis en 2020 : inclusion numérique (contre l’entrée des GAFAM dans l’école).
Engagement des associations à échelle nationale (forums, rencontres politiques)
engagements dans pratiques pédagogiques
Sensibilisation (module contre marchandisation éducation par Ficemea).
Volonté de faire réagir les Etats, vers une éducation de qualité accessible à tous et toutes, dont la diversité culturelle et pédagogique est mise en avant, contre l’homogénéisation des pratiques hors contexte, facteur d’accroissement des inégalités sociales. Faire valoir les principes d’Éducation Nouvelle contre le libéralisme éducatif, source de résistance.
Sources :
– « High Court of Uganda denies Bridge International Academies’ application to suspend Ministry order to close unlicensed schools » The Global Initiative for Social and Cultural Rights (en ligne).
– « 6 raisons pour lesquelles il faut interdire les écoles Bridge » Coalition Education, France (en ligne)
– Émission radio d’Idriss Aberkane « Le biomimétisme au service de l’écologie » sur la radio Vlan, podcast 57.
– Rapport des « Rencontres francophones contre la marchandisation de l’éducation » Dakar, 2017 (en ligne sur le site de nevendezpasleducation.org)
Propos de Luc Carton
Éducation populaire et droits culturels face au capitalisme
1-Eléments de contexte
La marchandisation des savoirs et de l’éducation prend place dans le contexte plus large et structurant du « capitalisme informationnel » : l’information, le savoir, la formation, l’éducation et la culture deviennent les principaux leviers de l’accumulation de richesses et de sa contre-redistribution.
Après avoir, via l’industrialisation, « exproprié » la culture des rapports socioéconomiques, le capitalisme contemporain réincorpore massivement la culture dans le système productif, pour le « meilleur », ou pour « le pire » (ci-après, 2.) ; cela peut s’appeler tertiairisation et numérisation de nos sociétés.
Les effets et impacts induits sont immenses, en particulier la « démonopolisation » des rôles et fonctions civils et publics dans la formation et la transmission de la connaissance, et dans la mobilisation des savoirs dans la vie socioéconomique, culturelle et politique. Privatisation et marchandisation peuvent désormais marquer, voire dominer, le champ culturel et les dimensions culturelles du développement, tant en termes de « territoires » de leur puissance que de « logiques », beaucoup plus invasives encore.
2-Tensions et conflits
Dans le paysage ainsi croqué, la question du rapport social à la culture et à la connaissance devient déterminante : les connaissances fragmentées et les œuvres innombrables étant quasi accessibles/disponibles, presque sans barrières physiques, économiques et (?) sociales, la question centrale, à tous égards, est la question de la « boussole » : par quelles forces et par quelles formes, en référence à quelles valeurs, pouvons-nous définir le sens de la recherche, le sens de la transmission, le sens de l’usage de la connaissance et de la culture dans toutes les circonstances de la vie socio-économique, culturelle et politique ?
L’ambivalence essentielle du capitalisme informationnel est bien là : les « conquêtes » ou « progrès » de la numérisation sont tendanciellement mobilisés à des fins instrumentales (une rationalité limitée, réduite à l’efficience et à la profitabilité). N’est-il pas possible et désirable de les « contre-utiliser » à des fins d’émancipation ? A quelles conditions ?
PROPOSITIONS
La démonopolisation « de facto » de l’École (dans toutes ses formes civiles et publiques animées par des logiques non marchandes) renforce, à l’extérieur de l’École, au sens générique du terme, la responsabilité éminente de l’émancipation culturelle dans le champ d’action de ce que nous appelions, depuis presque deux cents ans, « l’Éducation populaire », voire la « démocratie culturelle ».
La généralisation de l’exigence d’Éducation populaire, aujourd’hui, peut se reformuler dans l’exigence du déploiement des droits culturels et des dimensions culturelles des droits humains, dans toutes les circonstances de la vie en commun, de l’entreprise aux associations en passant par les Services publics ; en bref, dans l’ensemble des « fonctions collectives ».
A l’intérieur de l’École, toujours au sens générique du terme, l’horizon de l’Éducation nouvelle est appelé à l’élargir, au-delà de la pédagogie, y compris dans la forme/force historique de la pédagogie institutionnelle, à la perspective d’une démocratisation radicale des institutions culturelles et éducatives : l’impératif est d’y faire place à la mobilisation (partiellement contradictoire) des droits culturels des travailleur.euse.s, des personnes et des groupes qui ont l’usage direct de la fonction collective, des citoyen.ne.s, enfin !
Propos de Yannick Mével
Marchandisation de l’éducation ?
Longtemps professeur d’histoire-géographie en lycée, Yannick Mével, est formateur à l’INSPE de l’académie de Lille, et par ailleurs, Directeur de publication des Cahiers pédagogiques dans lesquels il tient la rubrique « Depuis le temps » et pour lesquels il a coordonné de nombreux dossiers.
- Une « offre » d’éducation dans un « marché scolaire » ?
Rentrée 2004 : pensionnat de Chavagne. Rentrée 2008 : Espérance banlieue. Rentrée 2016 : Céline Alvarez. Rentrée 2018 : publicité pour Acadomia « soutien scolaire réalisé par des professeurs de l’Education nationale ».
Un dossier des Cahiers pédagogique qui interroge.
Les projets d’écoles alternatives réunis dans ce dossier présentent des convergences :
- Une critique de l’école ordinaire
- Un projet fort
- La promotion du choix individuel au risque de l’entre-soi
- Un registre de discours : autonomie, individualisation, aide, coopération, compétences…
- L’éducation nouvelle entre insiders et outsiders ?
Faut-il séparer les sincères et les pervers, les naïfs et les filous ou les détourneurs ?
Le libéralisme est-il partout, dans tous les projets et toutes les évolutions de l’école : les parcours à option au lycée, l’aide individualisée, le travail autonome, la différenciation, les îlots bonifiés, les réseaux d’échange de savoir, l’approche par compétences ?
- Une riposte pédagogique est-elle possible ?
Valeurs, outils, connaissance : la réponse par l’affirmation des choix.
Si vous n’êtes que dans la proclamation des principes, ou des valeurs vous n’avez pas de jambes pour avancer, si vous n’êtes que dans la connaissance, vous n’avez pas de mains pour agir, si vous n’êtes que dans l’instrumentation vous n’avez pas de tête pour donner du sens à votre action.
Trois références :
- Des alternatives à l’école ? Les Cahiers pédagogiques n°457, septembre-octobre 2018, coordonné par Richard Etienne et Jean Pierre Fournier.
- L’Education nouvelle, Les Cahiers pédagogiques, Hors-série numérique n°52, octobre 2019.
- Philippe Meirieu, la Riposte, pour en finir avec les miroirs aux alouettes, Autrement, Paris, 2018.